L’Arche internationale a publié sur son site l’article du journal La Croix du 8 mars 2020 consacré à Stéphan Posner, coordinateur international de L’Arche. Il a été en première ligne dans les médias lors des révélations sur Jean Vanier. Aujourd’hui, il ne regrette rien.
Une poterie qui se brise comme la statue de Jean Vanier volait déjà, pour eux, en éclats. C’était en janvier, un mois avant l’annonce publique des résultats de l’enquête sur le fondateur de L’Arche. Ils étaient sept, tous responsables à des titres divers de la communauté dans le monde, et ce jour-là, Stephan Posner, leur coordinateur international, les avait invités à ce geste insolite, inspiré de la tradition juive.
Briser un objet, pour accompagner le deuil dans lequel ils entraient douloureusement, celui de leur fondateur tant admiré, décédé quelques mois plus tôt, mais dont ils découvraient seulement alors la face sombre – des relations abusives vécues avec des femmes qu’il accompagnait spirituellement.
Douloureuses révélations sur Jean Vanier
« C’était visuel, sonore, une manière de marquer physiquement la reconnaissance que quelque chose est brisé, qui ne sera pas réparé, détaille Stephan Posner, lui-même bouleversé par ce geste. Le rituel a ceci aussi de remarquable qu’il permet de ne pas rester coincé dans l’ornière de l’irréparable. Il détourne la violence du deuil de ce qu’elle peut contenir de vengeance, d’autodestruction. »
Ce geste, Stephan Posner le propose, depuis les révélations au grand public le 22 février, à toutes les communautés de L’Arche dans le monde, parmi une série d’autres démarches destinées à les accompagner dans ce deuil du fondateur. « Car ce n’est pas seulement la figure de Jean qui est atteinte, c’est une représentation de soi, du lieu où l’on s’est engagé… L’ébranlement est réel, douloureux », constate-t-il.
En particulier dans des pays d’Amérique latine, d’Afrique ou du Moyen-Orient, où ces réalités sont encore taboues et où la figure de Jean Vanier était érigée en icône. « Un responsable égyptien me disait combien il est plus difficile dans son pays de faire la part des choses entre l’homme et les idées… »
Un sentiment de vertige
Lui-même éprouve un sentiment de vertige lorsqu’il confronte le projet dans lequel il s’est engagé il y a plus de vingt-cinq ans avec ce qu’il a découvert dans les témoignages et les archives de L’Arche. Certes, cet homme de 57 ans connaît bien les rouages et les limites de cette organisation dont il a gravi tous les échelons. Et pourtant, le « vice de fabrication » dans l’histoire de L’Arche qui ressort de l’enquête menée sur Jean Vanier et son père spirituel Thomas Philippe a suscité en lui un « choc thermique ».
Non que ces révélations aient atteint fondamentalement son lien à L’Arche, assure-t-il. Le mythe des origines s’effondre, et pourtant, Stephan Posner dit faire aussi l’expérience qu’« il y a un sol dessous le sol », selon les mots de l’écrivain Christian Bobin. « Il y a un moment de déséquilibre comme lorsqu’on tire le tapis sur lequel on marchait, mais je réalise que je me tiens sur quelque chose de plus profond. »
Car ce qui a motivé son engagement ne tient pas, précisément, à la personne de Jean Vanier, mais à l’expérience très subjective de ses 21 ans. De retour d’un voyage au Népal, marqué par la figure de Gandhi, le jeune autodidacte décide d’être objecteur de conscience. L’Arche est l’un des lieux agréés pour l’accueillir. De racines juives polonaises des deux côtés de sa famille, il reconnaît n’avoir à l’époque « aucune appétence » pour le monde du handicap, encore moins pour une communauté chrétienne.
Et pourtant, « la qualité de parole, de recherche, le désir partagé d’authenticité » qu’il y découvre aux côtés des personnes handicapées et des autres assistants du foyer de Paris où il passe deux ans font écho à sa propre quête de sens et vont le marquer durablement. Au point qu’il gardera toujours un lien avec l’Arche, même lorsqu’il prendra la tête de l’entreprise familiale de négoce en 1990. Avant d’y revenir finalement à plein temps comme responsable régional, national, puis international.
« Le coeur humain est un lieu bien sombre »
Là où cet homme qui commence ses journées par la lecture de la Bible hébraïque se dit ébranlé, c’est plutôt dans sa compréhension, plus fondamentale, de l’humain. Derrière sa réserve naturelle, cet homme dans une perpétuelle recherche de sens a accusé le coup plus qu’il ne veut bien le montrer. Jean Vanier était à bien des égards un modèle pour lui. Et pourtant, il n’a pas été à la hauteur de l’authenticité de l’expérience qu’il a
fait naître…
Stephan Posner se souvient ainsi de leur rencontre, lors de sa première retraite à l’Arche : Jean Vanier lui avait demandé si un mot comptait plus spécialement pour lui. « Vérité », avait répondu Stephan Posner. « Essaie plutôt “confiance” », avait proposé le Canadien. Le jeune homme ne l’avait plus croisé par la suite, avant de prendre des responsabilités dans L’Arche, mais il avait gardé précieusement ce conseil, ce « parti
pris intéressant de la confiance ».
Après les premiers témoignages parvenus à L’Arche, des questionnements infinis l’ont tenu éveillé une bonne partie de ses nuits : « Comment a-t-il fait pour que cette double vie tienne si longtemps ? Qu’est-ce que cette jointure entre le bien et le mal dans la nature humaine ? Cela renvoie à sa propre intimité, à ce que nous sommes, chacun. J’ai repensé à plusieurs reprises à la phrase d’Hannah Arendt : “Le coeur humain est un lieu bien sombre”. »
« Cela interroge aussi notre crédulité… », poursuit-il. Lui-même admet qu’il y aquelques années encore, il n’aurait jamais cru que ce fût possible à l’Arche. Et pourtant, il a dû évoluer. Au contact notamment des victimes, qui l’ont fait « descendre d’une marche ». « Je n’ai pas fini moi aussi de faire le chemin. Mais je n’éprouve ni ressentiment ni amertume, au contraire. Ce qu’on va perdre en certitude, j’espère qu’on va le gagner en lucidité, en maturité. Et sûrement en humilité », analyse-t-il, citant René Char : « La lucidité est la blessure la plus proche du soleil. »
« A-t-on envie d’être dirigé par la peur ? »
Il reconnaît avoir été tenaillé par « l’idée du mal que ça allait faire à tant de personnes pour qui Jean a été une référence ». Jusqu’à garder le silence ? « Bien sûr qu’on pouvait être tenté de reculer devant la vague qu’on savait devoir affronter, mais il y avait une sorte d’évidence, assure-t-il. Au nom même des valeurs qui nous ont fait venir et rester à L’Arche, nous n’aurions pas pu nous taire. » Aujourd’hui encore, il se dit convaincu que c’était « le meilleur service à rendre à L’Arche ».
À ses yeux, l’Église, confrontée à de pareils scandales, a pu « manquer de foi dans la capacité de ses fidèles à recevoir la vérité » : « Les gens sont matures, ils ont la foi. Ce ne sont pas des enfants. Ils peuvent entendre, affirme-t-il. L’Église peut, et on le comprend, avoir eu peur de leur révéler les choses, mais a-t-on envie d’être dirigé par la peur ? Si nous sommes convaincus que ce que nous vivons à L’Arche a de la valeur, alors cette valeur va survivre. »
Il fait confiance à la capacité de résilience de sa communauté car « elle a été fondée du côté de la blessure, de l’irréparable. Nous nous découvrons une histoire cassée mais nous saurons faire face ». « Quelques voix isolées peuvent être tentées par un certain négationnisme. D’autres en sont encore à dire : “Ce n’est pas possible”. Mais cela ne sert à rien de les bousculer. Le déni fait aussi partie du processus d’intégration », relèvet-il encore.
Une « maturité remarquable »
Si la première vague de réactions aux révélations sur Jean Vanier a été très vite « écrasée » par celle de la pandémie de Covid-19, survenue peu après, L’Arche n’en a pas moins organisé un peu partout des espaces de parole pour permettre à chacun de s’exprimer et de poser ses questions. « Nous faisons une expérience très profonde de vérité. Lorsque la vérité est déchirante, lorsqu’elle nous heurte au plus profond… »
Le coordinateur international se dit touché par la « maturité remarquable » avec laquelle la plupart réagissent et s’interrogent sur ce qui les fait tenir dans L’Arche. Par les innombrables soutiens reçus à l’extérieur comme en interne. Et par le bon sens et l’empathie des personnes handicapées, comme cette femme qui, à Trosly (Oise), a proposé d’écrire une lettre collective aux victimes de Jean Vanier.
Que faire à présent de ses livres, de ses photos ? Comment raconter l’histoire de L’Arche ? « Des communautés souhaiteraient que l’on donne des consignes claires mais ce qui nous attend, c’est un travail de discernement qui nous engage collectivement aujourd’hui », reconnaît Stephan Posner. Une commission d’étude interdisciplinaire commencera ses travaux en septembre pour deux ans, avec pour objectif d’éclairer la trajectoire de Jean Vanier et la dimension systémique de ces abus. D’ici là, il lui semble plus sage de ne pas se précipiter et d’accepter, pour un temps, « l’inconfort » de ces interrogations.
Article de La Croix du 8 mars 2020 repris par L’Arche Internationale